M. Molotov s'oppose au rattachement économique de la Sarre à la France

11/4/1947

Liant cette question à celle de la Ruhr le délégué de l'URSS nous ferait payer ainsi son désaccord avec nos autres alliés

Moscou 11 avril (AP) – En dépit de ses efforts, M. Georges Bidault n'a pu obtenir aujourd'hui l'approbation du rapprochement économique de la Sarre à le France par le conseil des ministres des Affaires étrangères, M. Molotov s'y étant inébranlablement opposé.

De notre envoyé spécial à Moscou, Georges Le Brun Keris

La Sarre a occupé toute la journée de Moscou. Qu'allait décider M. Molotov ? À déjeuner, on en parlait à toutes les tables de l'hôtel Moskowa et les journalistes américains avaient même engagé des paris. On commentait aussi le fait que ni la Pravda, ni les Izvestia n'avaient rendu compte de la réunion de la veille. Que cachait ce silence ?

Peu à peu les nouvelles nous parvinrent de la réunion du conseil des ministres. M. Molotov n'acceptait pas que les Quatre décident immédiatement du rattachement économique de la Sarre à la France. Quelles raisons donnaient-ils de son attitude ? Aucune. Et ceux qui voudront à tout prix la justifier vis-à-vis de l'opinion française devront sans doute inventer des motifs fort alambiqués.

La délégation soviétique lie-t-elle l'affaire de la Sarre, qui est mûre à celle de la Ruhr, qui n'a jamais été discutée ? Elle subordonnerait ainsi son accord à une renonciation par les Anglais de leur administration sur le bassin de la Ruhr. Autrement dit, M. Molotov ne serait disposé à nous donner que ce qu'il n'a pas et nous ferait payer son désaccord avec nos autres alliés.

M. Vychinsky tiendra demain une conférence de presse. Je ne sais pas s'il nous apportera la justification qui nous manque. Il aura beaucoup de mal, sans doute, malgré son talent de dialecticien, à nous expliquer pourquoi, alors que les Anglais sont prêts à renoncer généreusement à 350 000 tonnes de charbon dont ils ont le plus grand besoin, l'URSS ne laisse pas les Quatre prendre une décision qui ne la priverait strictement de rien.

Faute de s'expliquer, M. Molotov a déclaré qu'il avait besoin d'étudier la demande française sur la Sarre plus à loisir parce qu'il ne la connaissait que depuis dix minutes. J'ai éprouvé en URSS, où l'on passe sa vie à attendre, que la mesure du temps ne devait pas y être la même que la nôtre. Pourtant, la première de ces dix minutes, remonte au 12 février 1946, jour où nous avons présenté un long mémorandum sur la Sarre, sans compter que déjà, les Quatre, en juillet 1945, ont entendu Georges Bidault leur demander ce rattachement économique !

Nous sommes las de ces atermoiements qui prennent l'allure d'une pression permanente. Georges Bidault l'a dit : la délégation française ne demandera plus ce rattachement économique. Cela ne veut pas dire que nous y renoncions, bien évidemment. Nous, nous savons que notre revendication est trop juste pour qu'il n'y soit pas finalement fait droit.

Et maintenant, comment s'est-elle déroulée cette séance qui n'a pas manqué de pathétique. Elle fut calme pourtant. Aucun éclat de voix. Tout s'est déroulé sur ce ton mesuré qui ne faisait qu'en souligner la gravité.

Elle s'est ouverte sur une déclaration de M. Molotov. Il a d'abord redit qu'il n'était pas partisan du détachement politique de la Ruhr, puis il a longuement critiqué la fusion des zones anglaise et américaine. De la Sarre, pas un mot.

Aussi, Georges Bidault lui demanda-t-il sa réponse :

M. Molotov – L'URSS doit étudier la question de M. Bidault.

Georges Bidault – J'ai posé une question très nette. Je demande une réponse. Je ne demande que la réponse à une question de principe. La délégation française n'est pas disposée à la solliciter plus longtemps.

M. Marshall – J'accepte la proposition de M. Bidault.

M. Bevin – La Grande-Bretagne a nettement indiqué sa position depuis longtemps. J'accepte la proposition de M. Bidault.

M. Molotov  - Je n'ai rien à ajouter à ce que j'ai dit précédemment.

Georges Bidault – C'est bien ce que j'avais compris.

Ensuite, on parla du projet soviétique sur  la Ruhr. M. Molotov accusa Georges Bidault de ne pas y avoir donné un accord définitif. Il devait s'attirer cette réponse :

Je suis toujours prêt à le discuter autant qu'on voudra. Mais la France a présenté le plus long mémoire sur la question de la Ruhr. Nous sommes prêts à la discussion et nous l'avons toujours été.

Puis M. Marshall fit connaître qu'il était disposé à discuter la question de la Ruhr en ce qui concerne l'avenir, mais qu'il était toujours opposé au contrôle quadripartite immédiat.

Alors on aborda les revendications des puissances à intérêts limités. Georges Bidault indiqua que la France était disposée à soutenir toutes les revendications de la Belgique, de la Hollande, du Luxembourg (bien qu'en fait en partie au dépend du territoire sarrois, elles exigent de nous un sacrifice) et de la Tchécoslovaquie. Il demande le renvoi à un comité d'experts. Mais encore une fois, aucune décision ne fut prise.

Enfin, comme pour souligner le caractère décevant de cette conférence, on remit encore une fois le disque de l'organisation politique de l'Allemagne, sans que la question ne progresse d'un pas.

Ainsi, le bilan de la Conférence de Moscou sera court, semble-t-il, puisqu'il ne comporte guère qu'un passif. Le fossé n'a fait que se creuser. On est beaucoup plus loin de toute entente qu'il y a cinq semaines en arrivant ici et un journaliste anglais a pu me dire avec ironie « Vous verrez : cette conférence, les ministres ne se mettront même pas d'accord pour la clôturer. »